Bataville, pépite de brique rouge au cœur d’un environnement naturel exceptionnel, s’est fait lieu de convergence de réflexions autour des liens existants ou à (re)tisser avec cet environnement. Comment faire société aujourd’hui en milieu rural ? Comment s’appuyer sur les richesses naturelles pour donner envie de faire, d’apprendre, d’entreprendre, d’habiter ? Comment se déplacer dans ce paysage, cultiver, distribuer, valoriser les ressources locales ?
Redonner du sens au progrès
La communauté de communes de Sarrebourg-Moselle-Sud et le Parc naturel régional de Lorraine ont récemment été labellisés Territoires à Énergie Positive pour la Croissance Verte (TEPCV), un titre qui témoigne leur engagement dans une transition économique en lien étroit avec leur environnement. « On vit à crédit : la raréfaction des ressources naturelles pèse au-dessus de nos têtes. Le jour du dépassement, ce jour de l’année où on considère que l’homme a consommé ce que la planète peut produire en un an, est aujourd’hui estimé à huit mois. » rappelle Roland Klein en introduction de la rencontre. « Que va-t-on laisser à nos enfants ? ». Il semble que nous soyons en train de vivre une troisième grande révolution, précise-t-il. Le XIXe siècle a connu celle de la machine à vapeur et de l’imprimerie, le XXe celle du moteur à combustion et des ondes, nous avons la responsabilité d’accompagner celle qui allie énergies renouvelables et réseaux internet. Il faut changer nos modes de développement en tenant compte de ces enjeux de société, entreprendre avec anticipation. Le monde rural a du potentiel. Il peut être précurseur dans cette reconstruction nécessaire d’une société basée sur le durable, le local et le partage. « Il faut redonner du sens au progrès ». Et si on imaginait une croissance plus qualitative que quantitative ? Et si on retrouvait de petites échelles, des activités locales, des circuits courts pour encourager la résilience ? Même la recherche, suggère Rémy Hamant, peut aujourd’hui s’imaginer dans de petits laboratoires. Bataville, en plein cœur du Pays des Étangs, pourrait se faire lieu d’une recherche sur la valorisation de la biodiversité environnante.
Pratiquer Bataville
Lieu de recherche, mais pas seulement ! Suite à leur diagnostic du territoire, les CM1/CM2 de Bataville se sont penchés sur son avenir : quel Bataville pour demain ? De quoi a-t-on besoin
et envie ? Une piscine ? Une maison de retraite ? Un lycée ? Un restaurant et un hôtel pour accueillir les visiteurs ? Un musée ? Une tour Eiffel ? Un centre commercial ? Un distributeur de billets ? Un parc d’attractions ? Un verger ?Un zoo ? Une salle de musculation ? Une salle de karaté ? Ou plutôt une salle polyvalente, ouverte 24 /24h, dans laquelle on pourrait aussi faire la fête et accueillir ceux qui n’ont pas de maison pour la nuit ?
Après vote, quatre projets « plus réalistes » et « vraiment pour nous » ont été retenus : un lieu où emprunter des livres ou des jeux vidéos, une salle de cinéma /concert /danse, un espace
de jeux extérieurs /skate-park et un observatoire pour les étoiles. Mais comment concrétiser ces projets ? Il sera question de lieux, de budgets, de cohabitation entre projets. Le défi : trouver le moyen de faire plusieurs choses au même endroit, sans construire ou acheter des équipements coûteux. Et tout cela dans un lieu identifié comme peu utilisé lors du diagnostic : « la prairie qui ne sert à rien avec la structure en bois ».
C’est pour rendre compte de leurs réflexion que les enfants font démonstration de leurs idées mises en scène avec la maîtresse, Anne-Sophie Sinisi, sous le soleil qui baigne la rencontre publique : investissant l’œuvre « Limen » de Lani Maestro, ils s’asseoient, s’allongent, partagent des livres, dansent, écoutent un concert, regardent des étoiles filantes imaginaires et concluent leur performance sur un retentissant « Longue vie à Bataville ! ». Sandrine Close (PRNL), Marie Cozette (centre d’art contemporain la Synagogue de Delme), et Valérie Cudel (action « Nouveaux commanditaires » de la Fondation de France), partenaires et accompagnateurs du projet de Lani Maestro, en profitent pour rappeler que l’artiste souhaitait en effet que la structure soit ainsi investie et pratiquée.
Flexible, l’œuvre s’est aussi fait récemment l’un des supports à l’expérimentation menée par Geoffroy Pithon, du collectif Formes vives, en résidence à l’atelier de la Synagogue de Delme (Lindre-Basse), et ses compères Florian Stephant et Fabien Labeyrie, venus composer et jouer de la musique aux quatre coins de Bataville. « On a enregistré ça dans en mai du côté de Bataville, dans l’église, l’écluse, les écuries et l’entrepôt. C’est parfois violent et parfois doux, parfois dehors et sous l’orage, parfois accompagné des gamins du coin qui nous ont aidé à bricoler, inventer et jouer des instruments bizarres. »
La suite de la promenade se fera ainsi au son de leurs compositions qui dressent un tableau sonore de ce territoire multiple, entre intérieur et extérieur.
C’est justement de cet extérieur, du dehors comme lien, que l’on parle ensuite, en arpentant le « GR Bata » récemment rafraichi et agrandi par Camille Frechou et David Belamy, du Laboratoire du dehors, accompagnés de Sophie, Didier et Cédric. Initié en janvier, ce tronçon de chemin de randonnée avait bien besoin d’une taille de printemps. Il a gagné en largeur et profondeur et atteint désormais les berges du canal de la Marne au Rhin, offrant aux marcheurs les beautés de l’ancien quai de déchargement des péniches de l’usine Bata. Rien n’a été jeté et les chutes végétales ordonnées en talus de part et d’autre du chemin, complétant le balisage de poteaux bleus et rouges, regorgent de la petite faune du pays des étangs.
Laurent Godé, responsable de la mission biodiversité au PNRL, qui interviendra un peu plus tard lors de la table ronde, s’attarde ainsi à droite et à gauche, pour pointer ici un lézard, là un insecte ou une plante, témoins de cette biodiversité foisonnante, trésors vivants de Bataville. « Le contexte, ce pays d’étangs et de zones humides, est absolument génial ! ». Les mares tourbeuses dans la forêt toute proche gardent en mémoire l’histoire naturelle du site sur 1 000 à 2 000 ans, à travers les grains de pollen qui s’y sont fait capturer. Pas moins de 129 espèces protégées sont recensées sur les communes de Moussey et Réchicourt : la salamandre terrestre, le triton crêté, la reinette verte, les crapauds sonneurs, de grand héron pourpré, le papillon cuivré des marais, l’œillet superbe, l’escargot Vertigo Des Moulins et d’autres arpentent les terrains alentours et représentent autant de richesses à protéger et valoriser.
En arrivant au niveau du canal, nous retrouvons Jacques Lucas, co-gérant de Navig’France Lagarde, gestionnaire de ports,loueur de bateaux, amoureux de la voie d’eau et développeur
d’une offre touristique autour de ce dernier. Lui a bien compris le potentiel économique d’une telle richesse naturelle. Arrivé de Bourgogne, il croit dans les atouts de la Lorraine « qui a encore un déficit de notoriété ». « On a des ouvrages magnifiques, une nature fabuleuse. » Les 70 % d’allemands qui constituent sa clientèle l’ont bien compris. Le canal est un véritable vecteur
de développement pour le tourisme lorrain. Il faut qu’il se structure avec cohérence, en proposant des services variés, et pas seulement autour du bateau . Jacques Lucas prédit un avenir fabuleux pour le vélo, lorsque les quelques kilomètres de voie verte manquants entre Nancy et Strasbourg seront réalisés.
Mais pour l’instant nous sommes à pied, et la pluie nous rappelle à l’ordre du jour. C’est au pas de course que nous remontons nous réfugier dans l’église, où la suite de la rencontre se verra rythmée tous les quarts d’heure par le son des cloches.
(Re)connexions
Après que Laurent Godé ait sorti ses grenouilles et lézards en plastique plus vrais que nature, pour nous raconter la richesse du sauvage et du vivant, c’est au tour de Sébastien Argant, enfant du pays devenu paysagiste gourmand, de prendre la parole pour évoquer sa vision du jardinage et du paysage et ce lien fondamental qui relie l’homme à la terre : la bouche. « Une terre c’est fait pour manger ».
Extrait du texte écrit par Sébastien Argant pour l’occasion :
Mon propos est né là, à table et encore à table, à manger tout le paysage local et à boire tout le vin d’ici et d’ailleurs dans une éducation au goût de la terre et des autres. Je voulais élever des poissons et je suis devenu paysagiste. Il n’y a aucun lien à priori, mais j’en ai construit un au fil du temps avec un retour à la table.
Pourquoi aménager le paysage et cuisiner sont deux métiers opposés ? En quittant le brochet que je voulais élever, j’ai appris à planter des arbres, jardiner, faire de l’espace vert pour ensuite ouvrir mon regard à celui du paysage, à l’horizon plus lointain. […] Avec maintenant trente ans d’expériences du jardinage, de l’espace vert à la pensée de l’aménagement du paysage, je suis toujours resté soucieux de la qualité de l’eau avec une pensée pour mon brochet toujours au coin de l’esprit.
Où je veux en venir ? Dans ce fil d’histoires où toutes les occasions sont bonnes pour apprendre et partager, je vous citerai une perle qui m’a été donnée par Yves Gillen, jardinier du marais
de Brière en Loire-Atlantique. En parlant de toutes les maltraitances que l’on peut avoir avec la terre, le vivant, la nature en somme, sa formule est simple, il dit qu’« on finira tous par en manger ». […]
En fait, ce qui m’intéresse plus que tout c’est de partager une bonne table en bonne compagnie, et j’ai toujours en tête d’imaginer le paysage qui se cache derrière, sa fabrique, sa terre, sa culture. Pour moi d’évidence, il n’y a pas d’un côté le paysage (qu’il conviendrait de rendre vert) et de l’autre la table. Non, c’est la même chose. C’est tellement banal et évident pour moi, que la place de l’alimentaire va de soi dans ma pensée et mon travail de paysagiste.
L’alimentaire, le goût, le paysage. Le travail de Jean-Christophe Moyses tend lui aussi à relier tout cela. Ce paysan-boulanger du Bas-Rhin né en 1968 « dans un vrai paradis » a vu son environnement agricole changer, « maltraité par l’industrie et la monoculture ». « À la recherche de plus de régularité et de plus productivité, on a perdu le goût ». Dès 2003, il décide de passer en bio et en non-labour (pour économiser du gazoil), puis d’utiliser des semences paysannes issues de variétés anciennes sur ses cinquante hectares. Cette reconquête du goût, « il fallait le faire sérieusement ou ne pas le faire ». Aujourd’hui il vend la totalité de sa production transformée en pain.
Mais pour réussir à faire un chiffre d’affaires à l’hectare s’élevant six à sept fois au-dessus de celui des champs de blé intensifs, la route n’a pas été facile. Les variétés anciennes que
cultive la ferme Moyses sont issues de banques de semences. Après réception de dix grammes de ces dernières, il faut trois ans de multiplications avant de savoir si la variété pourra tenir
le coup, et si le goût en vaudra la chandelle. « Les plantes ne sont plus capables de se débrouiller toutes seules dans la nature, il faut qu’elles se mettent à jour. » Et pour remettre
en valeur et en culture ces semences anciennes, « patrimoine commun de l’humanité », pour cultiver différemment, l’aide n’est pas vraiment au rendez-vous. « Comme on ne rentrait
dans aucune case, on a pas eu d’aide agricole. Et soixante-dix heures par semaine, ça ne fait pas rêver, il faut vraiment vouloir s’engager. »
Le projet n’aurait certainement pas tenu sans le soutien des consommateurs. Une fois et demi plus cher que le pain biologique habituel, le pain de la ferme Moyses, à la recherche
de saveurs et de qualité, remporte les suffrages. « On s’est rendus compte que le pain moderne est mauvais pour la santé, que son gluten n’est pas bon. Les gens sont prêts à mettre le prix pour ces variétés qui apportent autre chose. »
Les blés circulent dans de petits paniers, chacun touche, sent, observe les mille différences entre ces variétés peu communes. Nous avons affaire à un passionné : la discussion
est donc passionnante et la dégustation, un peu plus tard, le sera tout autant. Les goûts sont multiples. On touche, on goûte, on sent, on apprend : « il faut que les gens redeviennent capables de faire la différence entre du cochon et du cheval ! ». « Et si vous avez l’occasion, passez donc faire un tour à la ferme : dire c’est bien, mais voir ça fait un autre effet ! »
Passer du théorique à la pratique, retisser les liens entre la production et la consommation. Voilà qui trouve écho dans les propos des deux membres de l’Inventerre du pré vert qui prennent la suite de la table ronde. Julien, le producteur de viande de bœuf qui propose à ses clients d’aller rencontrer l’animal qu’ils vont manger, et Véronique, la consommatrice engagée, nous racontent le projet d’un magasin associatif. Ce dernier rassemble une quinzaine de producteurs bio locaux (pain, légumes, viandes, lait, farines…) et de consommateurs sous la même enseigne, « plutôt en tant que citoyens », dans les locaux de la MJC de Dieuze. « Quand le producteur rencontre le consommateur c’est très valorisant. On est complètement déconnectés du monde de la consommation alors que c’est quand même pour ça qu’on travaille. Les consommateurs aussi sont déconnectés, ils n’ont pas envie de voir. On essaie de remettre un peu de social dans l’acte d’achat. » explique Julien. « En tant que consommateurs, on soutient le projet, on veut que les agriculteurs locaux puissent vivre de leurs produits. » souligne Véronique. L’adhésion à l’association s’élève à un euro, mais chacun doit aussi donner de son temps pour le fonctionnement. Les charges de fonctionnement du local, elles, se répercutent sur le prix des produits. À côté de l’activité de magasin, s’organisent des moments d’échanges d’expertises et de pratiques. Et quand il s’agit de répondre à la question : que faire de ce qui n’est pas vendu ?
On s’organise entre producteurs et non-producteurs pour monter une petite activité de restauration. La mise en commun responsabilise chacun.
L’association a également pour vocation de contribuer à développer l’économie locale, de soutenir le développement de projets. Celui d’Alexandre Laflotte, présent dans l’auditoire,
en fera peut être partie. Ce jeune habitant de Lagarde souhaiterait développer une micro-brasserie bio sur le territoire. « Le problème de la bière locale c’est la malterie, souligne Christophe Moyses. On se sait plus faire du malt artisanalement. Il a des verrous techniques à faire sauter. C’est comme pour tous ces projets, c’est possible mais il faut que quelqu’un prenne le taureau par les cornes, qu’il donne de son temps et de son argent ».
Sur ces sages paroles, chacun converge vers les tables dressées au fond de l’église, sur lesquelles on dégustera pains, charcuteries locales et petits plats aux plantes sauvages, attentifs aux saveurs et rêvants aux paysages cachés derrière chacune d’entre elles.
À qui distinguera le mieux charcuteries de bœuf et de cochon, ortie et plantain, ou encore la composition des pains variés.