Bataville, c’était une usine, mais c’était aussi, et c’est toujours, un lieu de vie. Qu’est-ce qu’habiter Bata aujourd’hui ? Comment peut-on imaginer habiter Bata demain ? Qu’est ce qui fait sens dans ce paysage de cité jardin ? Qu’est ce qui la caractérise ? Comment les modes de vie évoluent-ils ? Et comment Bataville pourra-t-elle évoluer avec son temps, tout en conservant cette identité forte qui rappelle une histoire sans pareille et qui la démarque des villages lorrains alentours ? Parlons architecture, urbanisme, paysage et société.
« Le paysage comme dessein »
C’est Sophie Suma, chercheuse en art et architecture à l’Université de Strasbourg, qui initie les discussions de la journée. Elle fait partie du Batalab, groupement de chercheurs strasbourgeois, lorrains et parisiens, tout récemment né d’un désir de collaboration autour du sujet de Bataville. En effet, ce dernier est considéré comme lieu révélateur des mutations sociales, paysagères et architecturales. Le projet, en train d’être monté, sera mené sur deux ans, à partir d’automne 2016, et aboutira notamment à l’organisation d’un colloque international, à la création d’un site internet de partage d’archives, ainsi qu’à un projet pédagogique.
Sophie, elle, s’intéresse tout particulièrement à la planification urbaine et architecturale du lieu, à l’influence du contexte sur l’humain, au conditionnement des actions. Qu’est-ce que c’était de vivre à Bata ? Qu’est-ce que c’est aujourd’hui, sans l’entreprise Bata omniprésente ? Des lieux pensés dans un but précis, peuvent-ils toujours fonctionner aujourd’hui ? Qu’est ce qui pourrait faire qu’ils fonctionnent bien ? Toutes ces questions en tête, elle vient de passer quelques jours sur place pour initier son travail de recherche.
Son premier objectif est de réussir à définir ce qu’est Bataville. Ce n’est pas vraiment une «cité-jardin», mais plutôt une forme hybride nourrie de plusieurs modèles urbains, à cheval sur des concepts (utopies réalisées, modernisme). Comment la qualifier ? Les études sociologiques et historiques visent justement à mettre en évidence les singularités de Bataville, pour accompagner le plus justement possible l’évolution de cette dernière. En effet, comme Sophie tient à le souligner, Bataville n’est pas en train d’imaginer une reconversion - elle n’a jamais été complètement abandonnée - mais plutôt de construire une continuité de son histoire. Pour cela il faudra qu’elle comprenne et fasse le deuil d’un passé encore souvent trop douleureux.
Des réactions fusent dans le public suite à l’évocation d’un système « paternaliste », organisé pour l’ouvrier. Catherine Clarisse, qui interviendra par la suite, fait un parallèle avec les cités Michelin de Clermont Ferrand, où les habitants étaient soumis à un règlement stricte, et n’avaient pas le droit de se parler d’un jardin à l’autre. Jean-Paul Leroy, maire de Moussey et ancien cadre chez Bata, concède qu’en effet, beaucoup de choses qui se passaient dans la cité remontaient jusqu’au patronat. Mais il évoque aussi les joies de la vie dans la cité : « Le soir il y avait toujours plein de gens dans les rues. Quand on a déménagé, ça nous manquait. » Pour dissiper les malentendus, Sophie réagit en précisant qu’il n’est pas question de faire le procès de Bata, mais bien d’étudier objectivement le modèle urbain : la façon selon laquelle sont organisés les espaces de circulation, la disposition des maisons, les vues sur les autres pavillons… sont autant de témoins de la façon dont étaient pensées les porosités entre vie privée et vie publique.
Quelques questions ouvertes avant de laisser la parole au prochain intervenant : aujourd’hui, qui a intérêt à ce que les habitants soient en bonne santé ? Quels sont les objectifs de ceux qui construisent ?
Des « villas » hors du commun
Après l’échelle urbaine, passons à l’échelle de l’architecture. On enchaine avec le bilan du chantier mené au 29 rue de la Forêt par l’atelier NA la semaine précédente. La maison du 29 rue de la Forêt, dans laquelle se déroule la rencontre publique, fait partie de la « nouvelle cité ». Construite dans les années 40, elle contient un seul logement de 150 m2, contrairement à de nombreuses autres maisons de brique voisines, qui contiennent deux ou quatre logements. C’était une maison de cadre. Elle a été prêtée à l’Université Foraine par son propriétaire, le bailleur Comiage, en accord avec le futur acquéreur, sur une période d’un mois, pour s’y questionner en action sur l’architecture de la cité Bata.
C’est donc le collectif d’architectes strasbourgeois Atelier NA, comme Notre Architecture, qui a été chargé de mener le chantier, accompagné d’une quinzaine de jeunes architectes et designers. Au cœur de leurs préoccupations résonne la question de l’accessibilité des questions architecturales : comment intéresser un non-architecte à l’architecture ? Cette question aura été centrale pendant la semaine de workshop, d’une part grâce à la diversité des participants au chantier, dont on majorité n’étaient pas architectes, et d’autre part parce que l’objectif de ce dernier était justement de réussir à faire partager au plus grand nombre les caractéristiques architecturales des maisons Bata ainsi que des pistes d’évolution pour ces dernières.
L’équipe, logée sous tentes à côté du gymnase de Moussey, était présente de 9h à 19h sur le chantier. Cette semaine de permanence, quoique courte, en plein cœur de la cité, leur aura permis de faire de nombreuses rencontres. Paule Goeuriot, secrétaire chez Comiage, leur raconte la vie de la cité, les familles qui viennent parce qu’il y a les écoles, et parce que les enfants sont en sécurité dans les rues. Ghislain Gad, lui, partage son rêve de redonner un coup de jeune aux façons d’habiter à Bataville : il imagine des hébergements insolites dans les bâtiments industriels et des maisons sans impact sur les sols dans les forêts environnantes. Le futur propriétaire, jeune retraité qui ne connaissait pas du tout Bataville, explique les travaux qu’il envisage. Il y a aussi les enfants en qui tournent en vélo et qui apprécient beaucoup la balançoire fraichement installée sur le perron, les voisins intrigués, Nicole qui leur fait goûter la quiche lorraine, une famille en visite, d’anciens propriétaires...
L’Architecte des Bâtiments de France (ABF), Guillaume Lefèvre, est, lui, venu de Metz échanger sur les questions liées au périmètre de protection du patrimoine dans lequel se situent les maisons de la cité. Le rôle des ABF est d’assurer la protection de monuments ou de secteurs inscrits ou classés. Son pouvoir d’accepter ou de refuser des permis de construire est souvent mal reçu. « Les gens se sentent bloqués par le patrimoine. » « Or la somme des intérêts particuliers ne fait souvent pas l’intérêt général. Le patrimoine c’est une force pour l’avenir. Il faut en faire un véritable projet de ville. A Bata, la notion de patrimoine n’a pas encore été intériorisée. C’est souvent le cas : avant de devenir ce qu’il est aujourd’hui, le quartier du Marais, à Paris, était considéré comme moche, sale et pauvre.» Mais comment inciter à voir cela autrement que comme une contrainte ? « Trop souvent on rase et on réfléchit après. Changer le regard c’est extrêmement important.» Une mission de médiation, de conseil, pourrait être imaginée en amont des déposes de permis. Quels enjeux pour Bataville ? « Montrer ce qui fait son exemplarité par rapport aux autres cités mosellanes : le rapport aux cheminements, le plan organisé, les trames urbaine et végétale, les volumes fragmentés, le rapport à la brique. Il faut faire un bilan pour faire émerger les choses intéressantes à garder. Il ne s’agit pas de dire que tout est bien.» «La complexité de ces bâtiments sériels c’est justement qu’ils sont tous identiques. Si on construit une extension, on perd l’unité. Cela ne veut pas dire que c’est impossible, mais qu’il faut avoir un vrai discours derrière, et ne pas perdre la lecture d’ensemble.» « Il faut se rappeler que la notion de patrimoine n’est pas faite pour exclure mais pour inclure les gens. » C’est une richesse sur laquelle s’appuyer.
C’est d’ailleurs là un des trois axes explorés par l’équipe du workshop, et résumés par le président de NA, Joachim Boyries :
- les maisons de Bataville comme témoins d’une époque : « Cette notion patrimoniale qui n’a pas encore germé, ce n’est pas anodin, nous avions envie d’en parler. »
- la mise en lumière de l’architecture : « Nous avons essayé de comprendre comment la maison était construite, avec un système de lame d’air entre deux épaisseurs de brique ou encore ces descentes d’eau de pluie invisibles de l’extérieur. La présence d’un vide sanitaire et d’une cave, et l’absence d’isolation imperméable ont gardé la maison saine et sèche. Ces maisons sont bien conçues, il faut en prendre soin, les laisser respirer. »
- une réflexion sur l’évolution des usages et des espaces
La semaine était d’abord une semaine de chantier, d’action. Elle a abouti à une mise en scène des axes évoqués. Une ligne bleue a ainsi été peinte à travers tout le bâtiment, pour inciter à l’exploration et révéler les détails constructifs et les possibilités d’évolution des usages des lieux (garage équipé pour devenir un lieu tampon ouvert sur la rue, marche ajoutée pour rendre la terrasse accessible). Des coupes, des extraits de mur et des panonceaux en forme de briques complétaient la visite. « Nous avons essayé de montrer le squelette, de révéler l’histoire, avant de projeter vers autre chose » précisent les participants au chantier.
Comment faire la cuisine ?
Catherine Clarisse, architecte et enseignante à l’ENSA Paris-Malaquais, nous propose ensuite de nous intéresser de plus près à la cuisine. Suite à une recherche sur l’évolution de la cuisine en France au 20ème siècle, elle a publié l’ouvrage «Cuisine, recettes d’architecture» préfacé par Michel Bras, cuisinier. Elle est responsable de la recherche OSCAH (obésité sévère, comportement alimentaire, habitation) au LACTH, laboratoire de l’ENSAP Lille. Cette recherche associant médecins, architectes et association de personnes obèses analyse l’impact de l’architecture de l’habitation et notamment de la cuisine sur le comportement alimentaire et le développement de l’obésité sévère dans la région Nord Pas de Calais. Son intervention à Bataville se fera depuis la cuisine de la maison, par l’ouverture creusée par l’atelier NA. De là, elle raconte l’histoire de sa rencontre avec les cuisines, qu’elle a dessinées pendant des années avant d’y consacrer 20 ans d’enquête : «Malheureusement il y a des gens qui ont vécu dans mes cuisines et j’en suis désolée ! ». Ces lieux sont très longtemps restés le domaine réservé des femmes, comme le mentionnait si bien l’architecte Le Corbusier : « La femme sera heureuse si son mari est heureux. Faites donc de la cuisine le royaume du sourire féminin. » C’était l’époque de la « cuisine-corset », resserrée autour de la femme pour gagner en efficacité (1947-50). Aujourd’hui, elle est plus mixte, mais son usage tendrait à disparaitre au profit des repas pris sur le pouce. Pour éviter des problèmes de santé, Catherine Clarisse conseille d’y installer une vraie table, d’y proscrire les écrans, de prendre tout simplement le temps de cuisiner et de manger.
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Cette cuisine, qui a tendance à être vendue par des cuisinistes, friands d’îlot central et de manger debout, on pourrait aussi imaginer aujourd’hui la fabriquer soi-même.
Philippe Schiesser, co-président de l’Association Pour l’Éco-Design et l’Économie Circulaire, et Frédéric Franken, membre de l’association Form’maker, présentent ainsi les nouveaux horizons que peut ouvrir la fabrique numérique. Les fablab (laboratoires de fabrication) sont des lieux qui ont pour objectif de permettre à tout un chacun de produire ses objets. Dotés de machines à commande numérique (imprimante 3D, découpeuse laser…) comme de machines-outils plus classiques (low tech), ils encouragent le faire soi-même. « Il n’y a pas besoin d’être un sachant. On peut essayer, recommencer, avec des personnes ressources qui apportent des pistes pour avancer. » Le numérique, au-delà de détruire des emplois par l’automatisation des tâches, peut aussi amener d’autres manière de travailler, d’être autonome. » Il ouvre le champ des possibles. « Je scanne mon pied et je l’imprime en 3D » par exemple, raconte Frédéric Franken, initiateur d’un processus de fabrication de chaussures sur mesure. « On fait des rencontres qui créent de nouvelles choses. On apprend. » Le fablab permet de fabriquer sur mesure. Il n’est plus cher d’essayer, de prototyper. On peut refaire des pièces soi-même : la réparation redevient rentable. Une autre facette des fablabs, c’est l’open source, le fait de partager ses plans, ses techniques, ses process, avec tous ceux qui le souhaitent. « On pense toujours qu’il faut être propriétaire, demain les plans seront partagés. On n’est pas dans une logique de produit, plutôt dans une logique de projet. L’industrie n’est plus ici, il y a un nouvel équilibre économique à trouver. »
Tisser des liens
On a beaucoup parlé de ville, d’architecture, de cuisine, de moyens de fabriquer ce dont on a besoin chez soi, de lieux et d’objets. Mais quand on parle d’habiter, il faut aussi parler de gens.
Marie Merel, habitante et élue de Réchicourt, s’interroge. Y a-t-il un projet collectif dans la cité Bata ? Il semble que les habitants ne soient pas engagés pour construire un projet de quartier ensemble. Que peut-on faire pour encourager la constitution d’une nouvelle dynamique ? Les habitants qui sont à Bata depuis un certains temps y sont plus ou moins heureux, mais que dire des nouveaux habitants? Quel accueil leur est réservé dans cette cité qui connaît beaucoup de turn-over ? Au delà des questions traitées aujourd’hui, cet espace collectif, comment le dynamiser avec des habitants d’origines diverses ? On pourrait imaginer une journée d’accueil des nouveaux habitants, ou l’association des gens à la mise en place d’un espace partagé : faire ensemble l’aménagement pour responsabiliser et susciter l’adhésion.
Des habitants de la cité réagissent:
« Il y a déjà le terrain de pétanque qui est très fréquenté !»
« Il faut que nous ayons tous un chien, c’est le meilleur moyen pour communiquer avec son voisin.»
« Faire venir de nouvelles personnes, c’est peut être plutôt ça le challenge. Ici on a besoin de rien, on est bien.»
Fabrice Leroux, président de l’association Sânon sports et loisirs, rappelle que le but du foyer rural de Moussey est justement de créer du lien social, en proposant des lieux de rencontre. Le foyer de Moussey propose surtout des activités sportives car il bénéficie des infrastructures existantes, mais l’ambiance est plutôt à la convivialité qu’à la compétition, et une section informatique ouvrira à la rentrée, dans le but de «sortir les anciens de l’isolement». L’association fonctionne sur un principe de bénévolat et de troc, ce qui permet de proposer un abonnement pour 30 euros à l’année.
Tous s’accordent néanmoins sur les difficultés certaines que rencontre le développement d’une véritable vie de quartier dans la cité : « Ce quartier est à cheval sur deux communes, et il y a très peu de liens entre les villages et la cité. Il faudrait qu’on devienne une seule commune !» «Dans le temps on s’arrêtait de travailler à 16h. Nos rythmes de travail ont évolué. Quand on finit à 19h on a plus le temps de discuter.»
La rencontre se termine sur quelques remarques générales, qui replacent cette rencontre sur l’habiter au centre du projet plus global pour Bataville. Comment faire concret, et vite ?
Rémy Hamant, vice président du PNRL : « Si on ne pique pas dans le vif, ça ne bougera pas. Il faut arrêter avec les consensus. Si il n’y a pas de vraie dynamique, si les gens ne veulent pas, si les gens ne bougent pas, il ne se passera rien. Quand on veut développer, il faut être un peu violent et provocateur. On fait trop souvent rêver, on dit qu’on va créer des tas d’emplois, et on fait des zones industrielles qui coutent des milliers d’euros. Il faut trancher, oser. Et quand on parle de motivation ça commence par les élus.»
Jean-Paul Leroy, maire de Moussey : «La première chose à faire, c’est de pouvoir accueillir des gens dans des conditions correctes.»
«Il faut prendre le temps avant de figer les choses, pour que les choses soient bien faites après. » souligne un jeune designer.
Ce sera le mot de la fin. Tout le monde part profiter du buffet préparé par Sébastien Streiff, traiteur installé à Moussey (village).